Le monde des PAM,
un monde de femmes
Guyane française
En complément de notre portfolio publié dans la revue Boukan n°8 (2022), nous proposons ici de plonger dans l'univers des productrices et transformatrices de Plantes Aromatiques et Médicinales de Guyane, ces amoureuses des plantes, éprises de leur territoire et de son terroir.
Les plantes aromatiques et médicinales (PAM) ne sont pas une production comme les autres. On les choisit pour le rapport à la nature et au soin qui leur est attaché, pour cette dimension du care qui explique le nombre de femmes qui choisissent cette production dans leur projet agricole. En Guyane comme ailleurs, des femmes, parfois en reconversion professionnelle, se lancent dans l'aventure des PAM.
L'association GADEPAM nous a aidées à les rencontrer en janvier 2020. La définition des PAM que propose l'association inclut aussi bien des plantes utilisées pour les soins de santé, pour les tisanes, les cosmétiques ou en alimentaire pour faire des jus, des confitures ou des biscuits. Cette définition très large nous a conduit à rencontrer une grande diversité de femmes, aux projets variés dont le niveau d'aboutissement diffère. De la jeune femme en début de projet à la femme entrepreneure, nous proposons ici une série de portraits. Pour deux de ces portraits, nous donnons directement la parole aux femmes, pionnières dans leur domaine : l’une produit des plantes, l’autre les transforme. Depuis plus de dix ans, elles ont bâti leur entreprise elles-mêmes et nous offrent leur regard expérimenté et avisé sur leur travail et la valorisation des plantes en Guyane. Quelques hommes évidemment participent à l'aventure, mais ils ne nous en voudront pas de ne pas leur faire de place ici.
Anne-Fleur, une nature militante
Figure locale de l'agroécologisme militant, Anne-Fleur cultive sa parcelle en agroforesterie. Entourée de plantes, un peu sorcière, Anne-Fleur expérimente. Les plantes médicinales et aromatiques l'accompagnent et parsèment son stand du marché de Macouria, transformées en eaux florales, en savons ou en jus. Les bouteilles devant elle contiennent le distillat obtenu la veille lors d'une journée de travail collectif autour du gros alambic en cuivre.
Freegan, altermondialiste, en lutte contre un projet de décharge à proximité de sa ferme, cette Bretonne d'origine milite pour le respect de l'environnement et la liberté. Au milieu des arbres, elle accueille sous son carbet les woofers de passage, autant de bras supplémentaires pour l'aider à travailler, soigner ses bêtes et ses abeilles et transformer ses plantes.
« Quand tu as un terrain, ton impératif, c'est le temps : le temps qu'il fait, le temps qui passe. »
Agricultrice depuis une dizaine d'années, Anne-Fleur est toujours en mouvement. Tous les 4 ans, elle bouge et recommence. Son bail court sur 18 ans, mais quand nous l'avons rencontrée, elle avait des envies de voyage, d'aller voir « des gens qui font comme nous et qui en mangent ». Car « on est pauvre et on ne sera jamais riche sinon les gens ne mangent pas ». En révolte contre les aides inappropriées aux agriculteurs, elle connaît le système mais n'aime pas les normes.
Elle avait un nouveau projet de voyage quand nous l'avons photographiée : deux ans plus tard elle atteignait en voilier les côtes de Martinique, avec dans sa câle des produits de Guyane à troquer dans les îles des Antilles.
Murielle de Yana Farm
Une pionnière des PAM
Propos recueillis sur l'exploitation en janvier 2020
« Ici, c’est le premier endroit où l’on a planté des palmiers. Il y en a partout. On les a plantés il y a vingt ans, et après ils se sont multipliés. Là, c’est la parcelle médicinale, tout ce que vous voyez est médicinal. On ne coupe rien ou alors c’est pour sécher et transformer. Avec tout ce que vous voyez là, chez Yana Farm on fait des huiles et des plantes médicinales. »
« Ma grand-mère a commencé sa vie en cultivant ces plantes. Exactement ce que je fais. Son mari était chinois, elle avait la culture de la vente sur les bateaux comme on fait au Vietnam. Sur sa pirogue, elle faisait je ne sais combien de kilomètres avec tous ses gamins à bord et elle ravitaillait les gens qui cherchaient de l’or le long du fleuve. Elle a fait ça de nombreuses années, ensuite elle a travaillé dans le magasin de mon grand-père en ville. Elle a ainsi pu s’arrêter dans tous les villages amérindiens de l’intérieur et compléter ses connaissances en plantes médicinales. Gamine, je la suivais un peu partout donc j’ai eu la chance qu’elle me montre les différentes utilisations.
Le père de ma grand-mère était vendéen, un blond aux yeux bleus, sa mère elle était créole et amérindienne. Du côté de mon père, c’est créole et Indien d’Inde. Moi, j’ai synthétisé tout ça : la médecine ayurvédique indienne que mon père m’a transmise, la médecine chinoise, la médecine amérindienne et la médecine créole. Je suis au carrefour de toutes ces connaissances et j’étais peut-être la mieux placée pour faire cette activité. Pour moi, c’était tellement naturel que je ne me suis pas posé de questions. Tout de suite, quand mon père m’a dit « il y a du terrain à Tonnegrande, est-ce que ça te dit ? », le jour même j’étais déjà partie. Comme si je n’attendais que ça.
Quand on est arrivé ici, on n’avait même pas un carbet pour s’abriter, on était sous trois tôles, deux piquets. Moi j’avais un gamin de douze ans, je lui ai dit : « il n’y a pas d’eau, pas d’électricité, on va habiter ici. » Bizarre pour un adolescent, ils n’ont pas compris. La nature guyanaise est dure, et quand on arrive ici, une femme seule avec un enfant et un sabre à la main, c’est compliqué. Il a fallu ouvrir tous les espaces, les maintenir parce que la nature a horreur du vide ; si on laisse comme ça pendant un mois, elle reprend ses droits. L’entretien est une gestion incroyable, on est quand même sur 10 ha.
Pour la production, on a une unité de transformation qui n’est pas très grande mais qui suffit à nos besoins. On a des séchoirs solaires, on a tout construit nous-mêmes. Après un pré-séchage, on fait sécher dans des claies et après on emballe. Il faut maîtriser la température et faire sécher ses plantes à l’air chaud. Je duplique la culture du thé, j’ai fait ça dans mon enfance. Je suis restée en Chine quelques années, parce que quand vous êtes métissés avec les Chinois, on vous envoie au pays pour la culture et la langue. J’étais chez mes grands-parents dans le sud de la Chine, dans les montagnes où ils cultivent le thé. Ils mettent les feuilles dans des grands paniers en bambou, il y a une fréquence pour les retourner, voir quand la plante est sèche. C’est bien d’avoir connu ça car j’ai passé beaucoup moins de temps à mettre au point mon processus de séchage. En fonction de l’humidité qu’il y avait déjà dans les plantes, je savais combien de temps ça allait prendre et comment le faire.
Nos machines viennent du Brésil. Nos graines, notamment l’awara et le maripa, sont trop dures, les machines faites en Europe cassent. Ça nous coûte très cher car à chaque fois qu’il y a un problème, il faut faire venir un technicien de la maison-mère. C’est arrivé que nos machines restent en panne deux mois. C’est un gros investissement. Nous, on n’a pas d’aide particulière donc il a fallu pendant des années vendre, vendre, vendre pour avoir une trésorerie suffisante.
En saison, les agriculteurs de la commune viennent nous donner un coup de main. On a formé une dizaine de cueilleurs-récolteurs, c’est un métier qui n’existait pas du tout en Guyane. Si je dois aller à un salon ou me déplacer, ils sont aptes à récolter, sécher, transformer. Aujourd’hui, on est la seule entreprise grossiste en plantes médicinales. Mais s’il y en a 10, il y aura du boulot pour tout le monde ici. Il y a vraiment de quoi faire. On distribue dans le monde entier, on a des commandes de partout à l'international.
On a planté il y a 20 ans, il a fallu 10 ans pour avoir les premiers fruits. Après, on a encore attendu 7 ans parce qu’il a fallu faire les analyses de caractérisation. Ça consiste à dire : dans cette huile il y a tant de vitamines A, E, des omégas 3, 6, etc. et ça nous permet de faire des allégations et par exemple, de dire que vous pouvez utiliser notre huile sur votre peau parce qu’elle est anti-oxydante. C’est pareil pour les plantes.
En 2016, on a commencé à sortir nos premiers produits et on a fait toutes sortes de salon jusqu’à ce qu’on aille à BIOFACH China. On est parti avec nos valises sous le bras, maintenant on a deux points de vente : Shanghai et Pékin. Notre chance, c’est que le marché chinois commence tout juste à s’intéresser au bio et on arrive au bon moment. On a fait les plus grands salons d’Europe (Marjolaine, Cosmetic-360, etc.), tous les salons bien-être et médecine douce. On en a fait un aussi à la Nouvelle-Orléans. Ça nous a fait exploser au niveau de la cosmétique pour les cheveux. On a fait une distribution massive auprès des kinés et des ostéos sur notre huile antidouleur et ils ont adhéré tout de suite. Et puis marketing à fond sur les réseaux sociaux, pub en affichage, magazines en ligne. On s’est rendu compte que nos produits étaient connus dans des pays auxquels on ne pensait pas : la Thaïlande, les Émirats. Et puis, un jour j'ai fait la rencontre d’un passionné de Guyane qui habite dans le Vercors. Il voulait ouvrir un portail avec des produits guyanais. On n’avait pas encore de point de vente en France, je gérais tout depuis ici, c’était l’enfer pour la logistique. Donc on a convenu d’un accord et ils ont ouvert le premier site en ligne (passion-guyane.fr) et ça a cartonné : une centaine de visiteurs les deux premiers jours. Et la deuxième semaine, c’était parti pour les ventes.
Au début, j’ai vendu mes plantes au marché de Cayenne. Les gens ne comprenaient pas : « Pourquoi vous vendez des plantes médicinales ? Il suffit de se baisser pour les ramasser ». Aujourd’hui on fait des savons à base de plantes, on vend des plantes en vrac, on fait des huiles, on est dans un processus de valorisation de notre forêt amazonienne, de nos plantes guyanaises… Je défends nos produits locaux parce que je connais leur valeur. Je sais qu’on peut aller sur n’importe quel marché les yeux fermés. Après la Chine, je me suis dit : il n’y a plus de limites, on peut aller partout. On a de la chance d’être en France et quand on présente CE, c’est magique, on est tranquille, on passe partout. En 2018, on était sur 15 tonnes de produits exportés. »
Elsa, l'agronomie comme tremplin
Adepte d'agroécologie, Elsa travaille avec les éléments de son environnement. « Je nettoie la forêt et salit mon jardin. Mais j'aime ça. », s'amuse-t-elle, utilisant comme couvert de ses plantations les branches broyées ou les feuilles trouvées à la lisère de la forêt en contrebas de sa parcelle.
Ingénieure agronome, Elsa dispose des compétences techniques et de gestion pour mener son projet. Mais elle visite souvent les autres producteurs pour écouter leurs conseils, faisant des interrelations une force pour continuer à apprendre.
En attente de sa propre parcelle au moment de notre visite, elle cultive un lot qu'on lui prête. Pour travailler la terre, le plus important pour elle est de comprendre le fonctionnement de l'écosystème : choisir les combinaisons de cultures, orienter l'avidité des fourmis manioc vers certaines espèces pour en protéger d'autres, favoriser la bonne cohabitation des plantes, protéger et améliorer les sols, surveiller les pluies, avancer pas à pas pour produire des plantes de qualité.
« J’aime le côté sain d’avoir des plantes bio par exemple. Je ne sais pas, ce qui m’intéresse c’est de me dire que si je prends soin de mes plantes et que je fais un produit de bonne qualité, j’ai déjà fait un pas en avant vers la guérison de l’autre. Je n’irais pas faire des plantes médicinales en agriculture traditionnelle. Je ne vais pas mettre des pesticides et des engrais chimiques sur des plantes médicinales, ça ne me paraît pas cohérent. »
Avec patience, Elsa construit son projet, se renseigne, évalue les opportunités du marché et prend des infos sur le matériel de transformation qu'il lui faut. Rendant les fondations de son projet solides pour mieux le concrétiser.
Anne-Marie, pâtissière en forêt
Au bout d'une longue piste rouge, sur une colline qui surplombe ses champs escarpés plantés de manioc, vit Anne-Marie, elle aussi bretonne d'origine, avec son mari Businengé et ses enfants. En 2008, elle demande sa parcelle pour installer un élevage bovin et ovin certifié Bio et l'obtient en 2010. Elle défriche alors une partie de ses 60 ha dans cette zone isolée et s'installe là en 2016. La route en terre qui mène à son terrain n'est ouverte qu'en 2017.
Ce sont finalement le manioc et la cassave, grande galette à base de farine de manioc cuite sur une grande platine, qui lui feront trouver son marché. Elle démarche les épiceries fines, compose des assortiments. Associés à un joli packaging, les biscuits Croc Maniok séduisent les consommateurs.
Malgré le succès de ses créations, son activité reste fragile. La qualité et le soin apporté à la présentation des produits déterminent leur valeur sur le marché des produits locaux. Mais les sachets importés, l'approvisionnement parfois irrégulier et leur coût sont un problème partagé par les transformateurs de Guyane.
Michelle, une vie parmi les arbres
Après des années dans le Sud-Ouest de la France hexagonale, Michelle arrive en Guyane avec son mari en 1989. En 1997, elle apprend qu'un terrain est disponible à Regina. Personne n'en veut car il est trop en pente. Elle le visite et est prise aux tripes : c'est une révélation. Avec son Brevet Professionnel d'Agriculture obtenu, elle en obtient le bail et dès 1999 commence à venir avec son mari sur la parcelle. Il leur faut 4h de route et descendre l'Approuague en canot. Elle finit par s'installer en élevage avec ses deux enfants sur sa parcelle viabilisée avec l'eau (centrale de potabilisation), l'électricité et le téléphone. En 2009, elle obtient la propriété du terrain et, séparée de son mari, elle vend la parcelle équipée pour ne conserver que la partie la plus pentue, sa préférée. Après une année à Marie-Galante, elle revient s'y installer avec un projet de Conservatoire botanique, qui ne verra pas le jour faute des diplômes requis.
Michelle se lance alors dans la plantation de poivriers en agroécologie, rejointe par la suite par Jérôme. Elle garde les arbres de la forêt, fait des cultures de sous-bois et plante des arbres fruitiers (noix du Brésil, ramboutan, mombin, goyave, etc.), tout en préservant, au bord de la rivière, une belle ripisylve.
Présente depuis plus de 30 ans sur ces terres, elle en connaît les recoins. Consciente que son élevage conventionnel avait abîmé les sols, elle veut pratiquer une agriculture respectueuse de la nature.
Dans ses petits pots remplis avec soin, Michelle met du poivre en poudre fine ou des mélanges de poivre, sariette, combava et bois d'Inde. Elle n'a pas assez de volumes pour vendre son poivre au poids, elle propose donc des créations, soigne les emballages et vise un marché de produits de qualité. Mais la vente est difficile et ne suffit pas seule à subvenir aux besoins du couple. Les petits pots coûtent cher et l'exploitation se situe à 100 km des points de vente de Cayenne. Comme souvent dans le monde de la production de PAM, les aides sociales et subventions européennes sont nécessaires à la survie des exploitations.
Michelle aimerait qu'il existe une coopérative de PAM, un lieu de transformation à Régina, qui permettrait aux petits producteurs d'optimiser leur valorisation. Avec un alambic, une machine pour sertir, un labo de transformation, la mutualisation des achats de contenants, etc. Les idées se confrontent au manque de moyens, alors que tant de choses seraient réalisables : relancer le café local, faire des confitures d'atoumo, travailler la farine de toloman, expérimenter des transformations de feuilles d'argent, etc. Des idées plein la tête, comme toutes les transformatrices rencontrées en Guyane, passionnées et volontaires.
Madame Sion, au marché de Cacao
Madame Sion a découvert le moringa quand elle habitait dans l'hexagone. Elle en envoyait alors à sa famille en Guyane pour leur faire profiter de ses bienfaits. Quand elle est revenue à Cacao, elle a voulu en développer la production, en dépit des terres argileuses de la région a priori peu propices. Les plantes ont poussé et madame Sion cueille leurs feuilles dans sa plantation le matin, les sèche au soleil et les moult dans sa cuisine l’après-midi.
Le dimanche, elle vend donc de la poudre de moringa sur le marché de Cacao, proposant ainsi un nouveau produit tout en partageant son enthousiasme pour cette plante.
Yaëlle, des PAM au bout de la piste
Yaëlle avait vécu en Guyane à l'âge de 19 ans. Elle y revient en 2009 et s'installe avec son compagnon sur le Plateau des Mines, près de Saint-Laurent-du-Maroni. Modèle d'opiniâtreté, après avoir été chassée d'un premier terrain du fait du jeu des attributions foncières, elle transforme sa parcelle en plantation et produit du poivre pendant plus de dix ans. Suite à sa séparation avec le père de ses deux filles, elle redémarre de zéro et s'installe en bout de piste, au plus près de la forêt. Elle défriche sa parcelle et construit sa maison.
Les PAM restent au coeur de son univers. Pendant plusieurs années, Yaëlle a animé avec son amie Oriane, l'OFPAMG, une association d'éducation aux plantes médicinales, publié le petit journal Atoumo dédié aux PAM et organisé des sorties pédagogiques et rendez-vous au jardin. Quand nous la rencontrons, elle travaille depuis deux ans à un projet de création de jardin médicinal à l'EHPAD de Saint-Laurent. Cette institutrice a aussi profité des congés d'été pour se former en Équateur sur les méthodes de transformation des plantes.
Yaëlle n’a pas de formation agricole mais elle a travaillé 7 ans dans un kibboutz comme ouvrière agricole en Israël. Sa parcelle est couverte de plantes aux nombreuses vertus. Nourrissant l'idée d'en faire des tisanes et des teintures mère, elle attend que ses filles soient plus grandes et que sa vie s'apaise, pour se relancer dans les PAM. Car c'est une production qui n'apporte pas de sécurité financière, mais elle demande du temps, de l'énergie et une attention toute particulière aux plantes.
Enite de Nature Amazonie
Une entrepreneure de la beauté naturelle
Propos recueillis dans le local de l'entreprise en janvier 2020
« En Guyane, nous avons créé le marché des produits cosmétiques naturels fabriqués avec des matières premières exclusivement amazoniennes. Notre réseau de distribution en Guyane et aux Antilles, ce sont les pharmacies, les magasins bio, les instituts de beauté et les boutiques duty free. Nous vendons aussi sur notre site d’e-commerce (www.nature-amazonie.com). Nous travaillons avec des matières premières qui depuis de longues années étaient utilisées par les populations autochtones. On a croisé les savoir-faire et les approches scientifiques.
Les produits à base de plantes médicinales et de fruits, j’ai été élevée dans ça. C’est un savoir-faire qui m’a été transmis par mon père qui faisait traditionnellement plein de médicaments maison. De formation je suis infirmière, je suis arrivée du Brésil en Guyane pour travailler, j’avais 18 ans. J’avais une sœur déjà sur place, j’ai travaillé et j’ai fait un BTS commerce. Après, j’ai fait une formation spécifiquement sur la connaissance des plantes et les procédés d’extraction, en collaboration avec un chimiste au Brésil.
« Nature Amazonie est une petite société familiale, je suis beaucoup appuyée par mon époux même s’il a sa propre activité ; dans la société, on est 4 personnes et 2-3 prestataires commerciaux. »
Le travail est compliqué : comme je travaille avec des matières premières qui poussent dans la nature, ce n’est pas « j’achète un hectare de terrain, je vais couper, je vais planter le carapa, le cupuaçu », non ça pousse naturellement dans la forêt. Les arbres sont protégés, la récolte se fait à la main. Ce sont des coopératives qui travaillent pour récolter les graines. C’est très long pour la sélection des bonnes graines et faire une huile de qualité.
Toutes nos huiles sont extraites à froid, les beurres aussi, tous nos produits sont certifiés Cosmos Natural. C’est une certification qui permet de voir que le produit est fait à 99 % d'ingrédients naturels et les miens sont 100 % naturels. Actuellement, nous avons 31 références de soins visage, capillaire, corps. Nous avons 9 savons, fabriqués à la saponification à froid avec un mois de maturation avant de lancer la vente du produit. Il y a eu beaucoup de temps d’élaboration pour trouver la bonne formule pour chaque savon, parce qu’il y a des matières premières qui ont tendance à figer rapidement. Il faut beaucoup d’essais, beaucoup de gaspillage pour pouvoir arriver à ça.
Les matières premières viennent en partie du Brésil (Manaus, Bélem), en partie de Guyane. Depuis le Brésil, elles passent pas la route, maintenant que le pont est ouvert. Ça arrive par Oyapock depuis Macapa. Il y a des transporteurs accrédités du côté brésilien. Ensuite, je me déplace : il faut aller chercher les matières à Saint-Georges. C’est du boulot parce qu’il faut une journée pour aller de Kourou à la frontière, c’est quand même 6 heures de route.
En Guyane nous avons des producteurs en éponge végétale (Luffa cilindra). Pour l’huile essentielle de bois de rose nous sommes en partenariat avec un agriculteur local, c’est un procédé artisanal là aussi. Mais pour le reste, il n’y a personne ici qui puisse fournir une grande quantité de matières premières, il faut de la traçabilité, il faut que ce soit aux normes, avec des tests, des analyses. On ne peut pas se permettre d’acheter à un petit artisan du coin une matière première pour laquelle vous ne savez pas comment elle a été extraite, vous n’avez aucun document, aucune traçabilité, vous ne savez pas si la matière a été contaminée. Nous sommes dans les normes européennes.
Maintenant Yana Farms commence à extraire mais les quantités sont très réduites. Moi j’utilise du carapa et c’est 100-150 litres tous les 2 mois, donc c’est beaucoup pour une seule référence par rapport à une société qui fabrique 20 litres par semaine. Pour les gens qui commencent des projets pour extraire des matières premières, il faut penser à long terme. Il ne faut pas commencer petit, il faut déjà penser grand au départ pour pouvoir accéder à un marché porteur. Ici, il y a énormément de choses à faire, une richesse énorme, des gens courageux qui veulent bosser mais il y a beaucoup de difficultés.
Je me suis déplacée pour voir les fournisseurs au Brésil, j’ai vu comment ils font l’extraction, j’ai vu les communautés éloignées, les peuples qui vivent de ça, les personnes qui font la cueillette, le ramassage, pour voir vraiment si les gens ne sont pas exploités, si les gens travaillent bien, si ça leur plaît ce qu’ils font. C’est quelque chose d’énorme : aller récupérer des matières, des graines par saison, les communautés ramènent en usine pour faire l’extraction. J’ai vu l’espace, le personnel qu’il a, c’est comme un moulin avec plus de rigueur, l’hygiène, tout. Ici, il y a beaucoup de ressources qui n’ont pas encore été exploitées, il faut travailler, voir à quelle dimension on peut le faire sur place.
À chaque conception que je fais d’un produit, je suis obligée d’envoyer des échantillons en métropole pour pouvoir valider la traçabilité et la microbiologie ; si je veux créer un nouveau produit, je vais envoyer des échantillons en métropole pour valider la formulation, pour faire toutes les analyses avant de mettre en vente. Il n’y a aucun laboratoire sur place. À chaque production des références, il faut refaire des analyse, ça a un coût. Nous avons pris le risque de tout fabriquer sur place mais on se retrouve avec les mêmes problèmes en termes d’emballage : faire rentrer les emballages qui soient de qualité avec des prix raisonnables.
On est en pleine phase de développement. Notre objectif est d’atteindre pour cette année une augmentation de 40 %. La production va suivre, aucun problème. À ce jour, mes employés ne travaillent pas tous à 35h. On a atteint déjà un plafond, donc plus il y a de la demande, plus on peut travailler. Là, nous sommes en négociation pour avoir des nouveaux clients en métropole. C’est un marché très difficile, nous avons beaucoup plus de facilité à rentrer aux Antilles qu’en métropole. Déjà il y a des produits du monde entier, les gens n’ont plus confiance en quoi que ce soit. Excuse-moi de le dire : la Guyane, c’est presque comme si ça n’existait pas : « c’est où la Guyane ? », donc beaucoup d’informations manquent. Je cherche des distributeurs, des revendeurs. Les gens disent « oui, je suis intéressé », et à partir du moment où il faut passer la commande, ils bloquent tout de suite. Ils savent bien que le produit est de très bonne qualité, qu’il pourrait très bien fonctionner, mais au moment de passer commande, rien. Pourtant j’ai une commerciale sur place qui se charge des marchés, de faire des formations, le suivi. Mais voilà, je ne comprends pas, on n’arrive pas à percer, il y a toujours des rendez-vous reportés. Quand tu mets en évidence la Guyane, tout le monde se détourne. « C’est en Guyane ? Ah non. » L’image qu’on a de la Guyane est pas la bonne. J’ai fait deux salons en métropole : Nat’Expo qui est dédié aux produits BIO avec des distributeurs sur place, et Cosmetic-360, c’est un gros salon. Les gens voulaient des matières premières : « je vous produis avec notre marque ». Non. Aucun intérêt. À Cosmetic-360 on avait un beau stand pour la Guyane. On a vu, entre les Chinois, les pays de l’Europe du Nord, de l’Europe du Sud, tout le monde était intéressé par nos produits, par ce que nous faisons et c’est là que j’ai vu sur place le potentiel qu’il y a dans ce que je fais. C’est énorme. »
Des productrices et transformatrices de PAM en Guyane, nous aurions pu faire d'autres portraits. Ceux-ci nous disent déjà beaucoup de la passion et de l'acharnement dont font preuve ces femmes pour pouvoir vivre avec les plantes et peut-être des plantes. Les PAM font rêver, construire et portent des vocations.
Confrontées aux difficultés concrètes de la Guyane, territoire isolé, enfermé dans un modèle économique qui freine son développement, à l'étroit dans un mode de gouvernance pensé par une France lointaine, ces femmes sont à l'image de la société guyanaise, mues par une force incroyable qui progressivement fait bouger les lignes.
Les photographies ne sont pas libres de droits. © Eleonore Henry de Frahan, 2020. Ce projet a été financé dans le cadre d'une délégation à l'Institut Universitaire de France.